Galère heureuse.

Après une décennie d'atermoiements, j'ai décidé de faire œuvre et d'écrire un livre. J'ai envie de vous faire part de mes impressions au fil de l'eau, alors abonnez-vous et suivez mon périple !

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Par Solal Maman
1 mai · 10 mn à lire
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Pour te voir peindre les nuages grecs.

Voici une nouvelle destinée à illustrer le thème proposé par Kessel en cette fin de mars ensoleillée : "Plus tard il sera trop tard". Bonne lecture !

Il faisait nuit noire lorsque notre monocoque a pénétré la baie. La mer, bien que calme, remuait ses eaux sans harmonie et faisait tanguer le voilier : les manœuvres étaient studieuses, saccadées, pénibles. Le port dormait au fond des gigantesques cuisses de pierre que dressaient les falaises à babord et tribord ; nous avancions vers lui comme vers un lit où dormir. L’amarrage se fit en silence près d’un yacht blanchâtre assez vulgaire. Les volutes de la cigarette que Paul fumait en lovant les cordes lui tournaient autour de la tête. J’avais très faim et Greg plutôt soif.

En quelques regards et trois mots, nous décidâmes de chercher dans la petite rade une gargote où nous rassasier. Les ruelles où nos pas résonnaient nous plurent beaucoup : elles se voulaient sombres et mortes mais nous devinions que leurs couleurs dès le matin devaient briller de bonheur. Il est des pays que le soleil éclaire si bien que sa lumière ne meurt pas la nuit. Les tuiles semblaient du sang jeune, les murs de l’émail tiédissant ; je sentais derrière les volets clos l’odeur de coton chaud du sommeil des justes et des enfants.

Nous ne parlions pas entre nous, nous avancions et prenions la mesure de la douceur que nous découvrions. Harassés par les jours en mer d’où nous sortions, nous avions le pas lourd et gauche des hommes ivres car nous luttions contre un affreux mal de terre. Ma faim et mon sommeil en accentuaient les effets, je titubais parfois. Arrivés à la capitainerie, nous la découvrîmes éteinte. Paul toqua en vain tandis que Greg et moi inspections les alentours. Greg aperçut à l’angle de deux maisons dont les toits se touchaient le début d’une allée qui montait. Elle était peut-être la voie vers la grande et grosse colline dont la masse noire et ronde sous le ciel bleu marine faisait l’effet d’une chose enceinte.

  • “On y monte ?” fut le défi que lança Paul en nous rejoignant.

Je savais que Greg répondrait pour deux.

  • “Déjà qu’il n’y a pas de bar ouvert ici-bas, c’est pas en grimpant qu’on va trouver.” 

J’avais vu juste.

  • “Mais si tu te sens l’âme d’un ermite, vas-y hein. Solal et moi on va continuer de fouiller les parages.” souria Greg.

Paul grommela quelque chose puis se dirigea vers l’allée qui montait. Je fis remarquer que son col lui remontait dans la nuque, à quoi il répondit en levant sans ralentir un doigt d’honneur qui nous fit beaucoup rire, Greg et moi. Nous avions bien fait de ne pas le suivre car il nous suffit d’une minute pour tomber sur la venelle qui menait à la place où flottait encore le halo du bar où j’allais te rencontrer.

Je fus premier à toquer à la porte en bois qui ne s’ouvrit pas. J’avais sans doute été trop timide car Greg tambourina quelques secondes plus tard et fut aussitôt gratifié d’un “J’arrive !” tonitruant et lointain. Par les carreaux fumés nous nous aperçûmes que la voix rauque provenait bel et bien d’un ogre. Il se portait vers nous dans des grognements, obstruant de plus en plus la lumière du fond de la salle. 

  • “Eh bah” chuchota Greg, “on a retrouvé Bigfoot”.

Je réprimai un rire et l’ogre ouvrit la porte en clarifiant d’emblée : “la cuisine est fermée.”

  • “Tant qu’on a droit à une ou deux chopines, c’est pas grave !”

La première bière

Il nous laissa entrer. La déception de me savoir le ventre vide jusqu’au retour au bateau s’effaça devant le plaisir que je prenais à observer la gouaille de Greg agir et désarmer la prudence de l’ogre ton père. Il s’adressait à lui comme à un vieux copain, lui contant nos péripéties maritimes et faisant faseyer les voiles et virevolter les mâts : je retrouvais parfois certains détails véridiques de nos aventures dans l’épopée qu’il chantait et c’étaient ceux qui m’amusaient le plus. Au bout d’une petite dizaine de minutes, Greg fit remarquer que nous étions toujours à sec. L’ogre, qui s’était déridé, se tourna vers l’escalier obscur et tonna ton prénom.

  • “Solen ! Viens servir !”

Il se fait dans les compagnies d’hommes une extraordinaire tension lorsqu’une femme apparaît. Ces éclipses sont des chutes : chacun est jeté dans son propre désir, ce bourbier de peurs et de vices. Lorsque ton père t’appela, je fus d’abord très surpris car je pensais qu’il allait lui-même verser notre bière. Les jours en mer, la balade nocturne dans ton village et le ronron de notre discussion m’avaient fait oublier jusqu’à la possibilité d’une femme. Puis j’ai entendu tes pas dans l’escalier et l’éclair glacé d’un frisson m’a parcouru : je sus que tu était belle. Tu aurais pu être vieille, grenue, boulotte ou stupide, tu aurais pu être atteinte de toutes les tares possibles mais à écouter la façon dont tes pieds se posaient sur les marches en vieux bois, je compris dans ma chair que tu étais splendide. Greg aussi, et ton père vit que nous nous taisions.

Tu te présentas à nous poliment, tu nous servis nos bières. J’ai dit “Merci”, ton père aussi puis il somma Greg de continuer le récit du périple. Greg reprit la parole mais je ne l’écoutais plus vraiment car tu n’étais pas repartie. Tu restais derrière le bar à écouter mon ami et sourire à ses blagues tandis que, sans jamais oser te dévisager, je ne pensais qu’à toi. Je voulais qu’il soit drôle pour entendre l’un de tes petits rires étouffés, je voulais qu’il captive ton père pour te jeter un regard à la dérobée. Trois ou quatre fois j’ai osé, puis tu m’as rendu ce regard que je te lançais tremblant et j’ai beaucoup souri. Enfin nous nous étions vus.

  • “Tu peux y aller chérie, je vais finir.”

  • “Je peux rester ? Tu sais, je n’ai plus sommeil maintenant, et je suis sûre que ces messieurs désireraient une autre bière. N’est-ce pas ?”

  • “C’est qu’elle lit dans les pensées la petite, c’est précisément ce que je me disais !” rigola Greg.

  • “C’est surtout dans les verres vides qu’elle lit.” répondis-je.

  • “Allez, deux bières pour les corsaires !”

Tu vaquais dans les flots de mousse qui tombaient dans nos verres lorsque ton père s’est penché vers nous et, d’un ton brutal qui braquait sec avec celui plus cordial qui prévalait jusque là, il nous intima de te laisser tranquille.

  • “Des bandits dans votre genre, j’en ai vu passer. Ils commencent par les blagues, on rigole bien et puis dès que j’ai le dos tourné ils passent à l’attaque. Ici, on réserve un certain sort à ces requins qui déshonorent nos filles : on les attrape de nuit, on les éviscère avec un couteau de boucher comme celui que vous voyez derrière moi et on les suspend par les boyaux à l’un des oliviers qui poussent au sommet de la falaise, à l’est. Comme ça, le soleil les sèche en se levant à l’aube, et les bateaux qui approchent comprennent qu’il faudra se tenir en accostant.”

Il y avait en effet un poignard de chasse exposé derrière lui, sur deux clous fichés dans la pierre.

  • “Toi” dit-il désignant Greg, “tu ne m’inquiètes pas trop. C’est plutôt de ton copain que je me méfie. Pourquoi tu parles si peu, cougne ? Et pourquoi ces œillades ? Je ne sais pas ce qui se passe dans ce petit crâne mais tiens-le toi pour dit.”

Puis il se redressa et annonça qu’il n’allait pas tarder à remonter dormir au moment précis où tu posais les deux bières devant notre nez. Il mit ses paroles à exécution, nous laissant en ta présence comme devant un piège à loup tendu, prêt à mordre.

La seconde bière

Je ne saurais te dire si j’ai cru aux menaces de ton père. Elles faisaient peur mais étaient trop exemplaires, elles sortaient d’un livre de contes : si j’avais été seul avec Greg j’aurais tâché de les tourner en dérision mais ta présence nous interdisait de les évoquer. Nous savions toutefois que tu les connaissais, que tu devinais que les murmures de ton père les contenait lorsque tu tirais nos bières. Ainsi, ces menaces auxquelles aucun de nous trois ne croyait réellement planaient tout de même sur nos têtes. Pour les conjurer, je décidai d’embrayer sur un sujet des plus chastes.

  • “Merci pour les bières hein.”

  • “Oh mais vous allez les payer, c’est pas un cadeau.”

  • “Oui mais elles sont bien servies quoi. Il y a tout, la condensation, la mousse…”

Je faillis évoquer ton sourire mais je n’osai pas. Les menaces devaient marcher en fin de compte.

  • “Et vous restez longtemps ?”

  • “On repart demain, dès l’aube ! A l’heure de la campagne là.”

  • “Ah oui, vous êtes pressés. Vous allez où ?”

  • “En Grèce. Une île nous attend où nous allons passer la moitié de l’année.”

Greg semblait accuser le coup, il piquait du nez. Il avait barré tout le jour et brillamment tenu la conversation avec ton père, mais il semblait venu à bout de ses propres forces.

  • “Mais vous faites quoi là-bas ?”

  • “On dessine, on peint, on s’amuse. Greg pêche beaucoup et joue de la harpe, du oud et tout ce qui lui passe sous la main. On est avec un ami qui écrit des poèmes un peu mythologiques que personne ne comprend sauf les femmes à qui il les dédie. C’est assez drôle à voir d’ailleurs.”

  • “C’est-à-dire, vous êtes avec un ami ?”

Nous prîmes conscience, à ta question, que ni toi ni ton père ne saviez que Paul existait et qu’il allait débarquer d’un moment à l’autre.

  • “Ah oui, nous sommes trois. Il s’appelle Paul et ne devrait pas tarder à apparaître, il est monté par le chemin qui part derrière la capitainerie juste avant que nous arrivions ici. Il mène bien au sommet de la colline, d’ailleurs ?”

  • “Du mont ? Oui oui.”

Etait-ce une gaffe ? Peut-être, mais une gaffe que je commettrai de nouveau : je n’appellerai jamais monts ces bulbes qui ne grandissent qu’autant qu’ils ont grossi. Je me tus quelques instants puis reprit :

  • “Sacré personnage, ton père.”

  • “Vous trouvez aussi ? Il a sa réputation mais je ne l’ai jamais vraiment vu être méchant.”

  • “Mmh. Au fait, je n’ai pas osé trop en parler mais j’ai vraiment une faim de loup. Ton père m’a dit que la cuisine était fermée mais je me demandais s’il y avait quelque chose à grignoter.”

A mesure que je parlais, je me rendais compte de mon erreur, je te sentais te raidir peu à peu. Sans le vouloir, je t’avais rejetée dans ce rôle de serveuse. Cette gaffe-ci me hante encore à ce jour.

  • “Je vais te trouver quelque chose, donne-moi une minute.”

Tu t’éloignas, fouillas dans les armoires et en sortis une assiette avec des cochonnailles sous film plastique. Je bus une lampée de bière et fis de mon mieux pour ne pas me jeter dessus lorsque tu la posas devant moi. Je voulais que renaisse l’étincelle que j’avais vue dans ton regard lorsque nous évoquions notre vie sur l’île. Me goinfrer n’aurait pas aidé.

C’est alors que Paul apparut au moyen de trois coups brefs sur le carreau fumé.

  • “Les gars ? Vous êtes là ?”

  • “Oui, entre !” répondis-je d’instinct. Je te regardais avec l’air le plus rassurant dont je me sentais capable ; je ne mangeais toujours pas.

En entrant, Paul n’eut d’yeux que pour toi. Je le maudissais mais il faut dire que je ne faisais pas autre chose avant qu’il arrive.

  • “Bonjour, euh Paul. Je m’appelle Paul.”

  • “Oui je sais, ils m’ont dit” fis-tu dans un grand sourire auquel je répondis sans qu’il me soit destiné.

  • “Ah d’accord. Et… Et toi, tu t’appelles comment ?”

  • “Solen. Je suis la fille du patron.”

  • “C’est donc toi qui fais la loi ici ?”

  • “Voilà, c’est ça. Et pour l’instant je te tolère.”

  • “Merci. Ils t’ont dit aussi pour notre voyage ?”

  • “Ils m’ont dit que tu écrivais des poèmes incompréhensibles.”

  • “Sympa les mecs. Bonne ambiance.”

Je grinçais des dents en voyant se former entre vous la complicité que mes gaffes avaient condamnée pour nous. Greg regardait tout ça comme assis dans les gradins d’un théâtre, ses paupières tombaient chaque minute un peu plus. Il était drôle à voir, je décidai de le charrier pour contrarier votre élan.

  • “Alors mon vieux, on roupille ? Tu ne finis pas ta bière ?”

  • “Mmh ?” fit-il comme depuis le fond d’un sommeil, “Ouais je suis cassé, je pense qu’il vaudrait mieux que j’y aille. On a de la route demain. Paul tu prends ma bière ?”

Moi qui voulais m’assurer un interlocuteur, voilà que je le faisais fuir. J’étais décidément bien gauche. Greg se leva, laissa sur la table de quoi pour les quatres bières et nous salua d’un geste auguste assez ridicule. La porte ne s’était pas refermée sur Greg que Paul s’était emparé de son verre et avait enchaîné sur sa poésie.

  • “C’est un peu incompréhensible, c’est vrai, mais je crois que c’est parce que ce qu’on comprend n’est jamais tout à fait beau. Ce qu’on comprend devient toujours un peu vulgaire, cesse de nous émerveiller.”

  • “Il dit ça à chaque fois, moi je n’y crois pas trop.” plaçai-je, sournois.

  • “Non mais je comprends ce qu’il veut dire. Comprendre quelque chose, c’est se l’approprier, c’est le posséder pour toujours. On peut oublier quelque chose, on ne peut pas cesser de le comprendre.”

  • “Précisément ! Toi, je t’adore ! Tu l’entends Solal ?”

Je t’entendais oui. J’enrageais de t’entendre parce que je t’adorais moi aussi et il le savait bien.

  • “Je peux te reprendre une bière ?” fis-je en guise de réponse.

  • “J’en veux bien une aussi, s’il-te-plaît.”

  • “Prends-en toi peut-être une aussi, si tu veux” hasardai-je, “je la paye. Foi de corsaire !”

Ton départ de table fit un interlude que Paul saisit pour m’adresser un gigantesque sourire entendu qui me rassura sur ses intentions. Il l’appuya si longtemps que je finis par sourire moi aussi. Nous étions deux amis face à l’amour et la vie était belle. Tu revins avec trois bières.

La troisième bière

  • “Tu fais quelque chose, toi ?” te demandai-je

  • “A part vous servir, tu veux dire ?”

  • “Tu te sers aussi hein !”

Les éclats de rire commençaient à abonder, la détente était amorcée.

  • “Non mais tu écris ? Tu chantes ? Il nous manque une chanteuse.”

  • “C’est vrai qu’il nous manque une chanteuse.” abonda Paul

  • “Je peins.”

Paul et moi échangeâmes un regard.

  • “Il nous manque aussi une peintre ! Pas vrai Solal ?”

  • “Vrai ! Et il reste une cabine sur le bateau.”

Il ne restait pas de place sur le bateau et Jeanne, la copine de Paul qui nous attendait en Grèce ,peignait déjà une toile par jour, sans compter les pierres de toutes sortes et les murs de la villa. Nous ne savions plus quoi faire de ses œuvres. Mais à ce moment précis j’aurais choisi de me débarrasser de nos victuailles et de Jeanne pour te faire une place.

  • “Vous êtes fous, je ne peins pas assez bien pour vous. Vous, vous êtes des artistes.”

  • “Toi aussi !” s’exclama Paul, que je pris par le bras pour lui signifier de ne pas hurler.

  • “Non, moi je sers des bières aux étrangers qui viennent frapper au carreau de mon auberge la nuit. Mais peut-être plus tard, quand j’aurai le temps, je m’y mettrai. Je pourrais même finir par peindre vos portraits.”

  • “T’entends mon vieux, elle va peindre mon portrait. Solal en cape, le regard dans le lointain.”

  • “Il est toujours plus tard qu’on ne pense.” me répondit Paul.

Paul avait dit ça comme on jette un verdict. Nous réfléchîmes, toi et moi, au sens de sa phrase. Il nous faisait peur.

  • “C’est un ami qui m’a dit ça un jour. Il est toujours plus tard qu’on ne pense, memento mori. Rappelle-toi non pas que tu vas mourir, mais que tu te meurs déjà, lentement, très lentement. Alors chère Solen, je ne peux que vous proposer les mots éternels du vieux Ronsard : Vivez si m'en croyez, n'attendez à demain. Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.”

Il te vouvoyait, t’envoyait des vers au visage et je te vis rougir. J’avais beau l’aimer, je lui en voulus. 

  • “Par exemple, pourquoi ne pas peindre le portrait de Solal ce soir ?”

  • “Ce soir ? Impossible, il faudrait que je sorte mes pinceaux, une toile… Demain matin peut-être ?”

  • “Ah non, c’est ce soir ! Plus tard il sera trop tard, nous serons déjà partis vers la Grèce dont tu pourrais peindre les nuages.”

  • “Moi, je veux bien empiéter sur mes heures de sommeil pour poser.” 

Ta timidité te dévorait tandis que notre jovialité avait repoussé dans des ténèbres les menaces de ton père. Je ne voulais qu’une chose, c’était te voir m’observer, entendre sur la toile tendue l’évolution feutrée du pinceau mouillé de mes futures couleurs. Il y allait avoir entre toi et moi ce rapport de muse à peintre qui me devenait vital. Paul jouait à merveille son rôle de mauvais augure et tu glissais peu à peu vers une décision à l’idée de quoi je jubilais d’avance.

  • “On ne peut pas peindre ici en revanche.”

Séisme, séisme de Lisbonne dans le creux de mon cœur.

  • “Sur le bateau alors ? On allumera toutes les bougies qu’on a, on fera brûler l’incendie au large du port !”

  • “Et il nous reste du vin, c’est parfait !”

Nous nous tournions vers toi, le mot qui décidait de tout te dormait dans la bouche. Un passant eut pu croire que l’on te menaçait tant tu te tenais figée au milieu de nos deux corps tournés, tendus, vers ta voix.

  • “Bon d’accord, laissez-moi juste chercher mes pinceaux.”

Séisme à nouveau, la joie me remplissait la gorge. Je ne respirais plus. Te voir disparaître me rappela sur Terre.

  • “Bah mon copain, voilà le travail hein. Si elle te file entre les doigts, celle-là…”

  • “Ne parle pas de malheur va. Déjà que le père veut me suspendre à la falaise par les boyaux.”

  • “Non !? Mais vous l’avez vu le type ?”

  • “Ah bah oui, un mec d’une toise. Deux mètres sur deux mètres, il fait le gars, et il est taquin dès que ça concerne sa fille. Alors on va tâcher de faire discret, si ça te va.”

  • “Reçu.”

Puis nous demeurâmes en silence, un sourire maniaque aux lèvres. Seule une jubilation passagère me fit frapper trois fois la cuisse de Paul. Tu revins bardée de matériel, nous nous en chargeâmes et sortîmes en silence. Une fois la porte en bois fermée avec mille précautions, nous prîmes le chemin du port que tu nous montras en badinant devant nous. Resteront dans la poussière rosée des ruelles de ce village les chuchotements futiles que nous partageâmes alors ; ayant passé son équinoxe, la nuit brûlait la fin de sa noirceur mais l’aube ne se levait toujours pas. Nous étions trois amis, seuls, merveilleusement seuls.

Le bateau nous attendait, roide et cahotant. Paul monta, chargea le matériel puis te fit grimper à ton tour. Je sautai sur le pont dans un élan puéril de joie. Je suis persuadé que nous nous sommes alors tous les trois posé la même question : pourquoi ne pas partir ? Pourquoi rester à quai, collés au béton de ce port sale, au milieu de ces falaises qui ne faisaient plus peur, sous les yeux de cette ville qui voyait son joyau dans les bras de quelque corsaire anonyme ?

Paul allumait les bougies tandis que j’aidais à installer ton chevalet. Nous parlions librement, rigolions à haute voix. Pris d’un doute, je t’ai tout de même demandé si ton père ne pouvait pas se réveiller, remarquer que nous n’étions plus autour de sa table ni toi dans ton lit et débarquer avec une foule et des fourches pour nous pendre haut et court. Je fis remarquer, assez cavalièrement, qu’il serait très simple de lever la voile et prendre le large, que nous serions hors de danger alors. Tu te moquas de moi et me dis ces mots, ces mots précis : 

  • “Il sera toujours temps de lever la voile plus tard, lorsque j’aurai fini ton portrait.”

Tout au bonheur de t’avoir entendue accepter de lever la voile, j’oubliais de te convaincre de le faire aussitôt.

La lueur chatoyante des dizaines de bougies nous berçait tous les trois, tu peignais emmitouflée dans un gros pull bordeaux que je t’avais prêté, nous buvions le vin blanc et Paul perçait parfois le merveilleux silence de cette mer d’aube de quelques vers qu’il tirait d’un recueil qu’il lisait, couché dans ton dos.

Jamais je n’ai plus eu l’impression de naviguer.

Puis j’entendis le vacarme se former. Au début ce n’était qu’une rumeur, mais très vite je vis le groupe d’hommes évoluer dans le fond du port, loin derrière la capitainerie. La masse noire et confuse cavalcadait vers nous, des hurlements en jaillissaient qui semblaient lancés dans un sabir bourru, parent de l’italien. Ton père menait la cabbale. Il brandissait le couteau.

Je réveillai Paul et Greg - que ta présence sur le bateau ne surprit pas particulièrement - et leur criai de lever l’ancre. Goguenard, Paul me répondit qu’on n’avait pas mouillé et se mit à défaire les nœuds d’amarrage. Greg avait allumé le moteur et se préparait à prendre le large. Nous allions quitter la rive lorsque j’entendis le chevalet atterrir en se fracassant un peu sur le quai du port. Tu étais sur le point de sauter à ton tour.

  • “Qu’est-ce que tu fais ?”

  • “Je reste chez moi.”

  • “Mais, et la Grèce ?”

  • “Mon père a des amis à l’entrée des falaises, on n’ira nulle part ensemble. Ils nous arrêteront et peut-être qu’ils vous tueront. C’était joli. Merci pour le vin.”

Tu avais raison. Je dis à Greg de manoeuvrer pour te laisser descendre, puis poussai le quai du pied pour en écarter le monocoque. Le jour qui se levait sur le port se levait aussi sur la terre tremblée de mon cœur et je te voyais rejoindre ton père, couverte encore de ce pull bordeaux. Bravache, je souriais face au déluge d’insultes pour ne pas larmoyer. Près de moi, il y avait mon portrait que tu avais fini, qui était déjà sec. Depuis combien de temps me regardais-tu sans me peindre ?

En voyant l’île s’éloigner dans le petit matin, je dis à mes copains les mots que tu avais dits.

  • “Il sera toujours temps de lever la voile plus tard, lorsque j’aurai fini ton portrait.”

Paul sourit, puis répondit :

  • “Il est toujours plus tard qu’on ne pense, vieux frère.”

Sans parler, je lui fis un doigt d’honneur qui le fit rire.

Puis je pris mon stylo et mon carnet, et je me mis à écrire cette lettre. Je la termine sur une plage du Péloponnèse, devant le gros soleil grec et ses nuages que tu ne peindras jamais. Merci pour le tableau, il va très bien avec la lumière du grand salon. Tu peux garder le pull, je te l’offre. En revanche, je n’oublie pas que je n’ai pas payé les trois dernières bières : je reviendrai régler cette ardoise.

Bise grecque,

Solal