Galère heureuse.

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Par Solal Maman
21 mars · 5 mn à lire
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Les temples qu'on traverse.

Où Firmin devient poète et Gadenne une icône.

(Pour rappel, vous trouverez en bleu une courte fiction et en noir ma lettre.)

Le poème de Firmin

Enfant, Firmin aimait apprendre par cœur les poèmes qu’il trouvait dans les recueils disséminés par son ombrageuse grande sœur dans les recoins de l’appartement que la famille Beaudot occupait depuis les années quatre-vingts - autant dire mille ans. Les lignes irrégulières des textes faisaient souvent la même taille dans sa tête et le plongeaient dans un drôle d’émoi, sans compter les mots souvent neufs qu’il y rencontrait et l’impression d’enfreindre comme une loi, tapi dans l’inattention du foyer à son égard : il présumait qu’une famille bien tenue ne devrait sans doute pas laisser un jeune garçon lire de la poésie seul. Ce loisir l’émoustillait, et il avait appris son premier poème presque malgré lui à force de le ressasser. Celui-ci remuait dans son chaudron un lac de bave et des poupes où jaillissaient gluamment des cœurs anonymes. 

Il explorait donc la poésie sans savoir qu’elle forait en lui quelque trou que sa vie entière il tacherait de combler. Les mots d’Aragon lui faisaient voir Elsa qu’il ne cesserait de chercher dans toutes les femmes, ceux de Baudelaire donnaient à ses ténèbres un goût sucré de fraise flétrie. Musset imprimait en lui le regret des larmes à venir, Hugo des luttes passées dont il ne serait pas l’étendard, des filles qui naîtront de lui et qu’il ne verrait pas mourir. Il se repaissait de ces textes qui l’affamaient ; si bien que l’envie parfois l’habitait de se dire heureux, surtout lors des aurores intempestives que provoquaient en lui certaines impressions du quotidien : le reflet jeté sur son plafond du soleil par une voiture, la tonalité d’un bonjour qui déborde de la boulangerie qu’il passe, la façon dont sa mère laisse traîner ses doigts sur son épaule - à l’orée de son cou, sur la peau chaude et blanche, loin des muscles et des yeux -, les volutes qui s’échappent du café dans le rayon du jour.

Firmin se composait un panthéon sans crier gare. Les textes en lui s’amoncelaient dans un désordre factice où grossissait l’harmonie d’un temple : ceux que sa sœur avait annotés servaient de clefs de voûte, certains vers donnaient des reflets de vitraux. Pendant ces mois rien d’autre ne lui importait, il allait à l’école pour y ressasser les mots qu’il se dépêchait de retrouver le soir venu, il consumait en d’austères études ses fins de semaine, ses déjeuners et ses récréations. Confusément, il sentait que quelque chose d’important se passait autour de lui, sans lui. Il voyait ses camarades de classe se lier entre eux, rire de lui, nouer avec les professeurs des atmosphères d’enfance auxquelles il ne comprenait rien.

Sa sœur un jour s’en alla vivre avec un homme, emportant avec elle la plupart des ouvrages qui ne s’éparpillaient que par l’effet de son étourderie. Il dut alors combler cette désertion : il fréquenta les bibliothèques, les librairies mais il ne retrouvait pas dans ces longs couloirs secs de livres clos la couleur où se mariaient les trouvailles d’antan. Il fut pris d’une frousse : et s’il s’était trompé ? Il avait si généreusement donné son temps aux recueils qu’il se retrouvait désormais à l’âge où l’on doit savoir dire où l’on va. A cette question, il pensait pouvoir répondre “vers la poésie” mais la poussière qui recouvrait les tombereaux livres mal plastifiés l’asphyxiait presque littéralement.

Les vitraux du temple qui se dressait en lui ne luisaient plus ; les pierrailles s’effondraient par monceaux dans les recoins. Pour la première fois, il s’avisait qu’il était seul en son for intérieur, que les voix des poètes avaient résonné, qu’elle ne résonneraient plus que par sa voix et qu’il n’avait personne à qui parler, à qui les clamer. Il se lamentait ainsi lorsque sa sœur lui annonça la bonne nouvelle : elle allait se marier et voulait qu’il dise un discours.

D’abord il refusa par timidité puis il accepta, pensant que les mots des autres suffiraient à dire l’amour qu’il portait à sa sœur et le bonheur auquel il priait qu’elle soit destinée. Il se mit à découper dans les vers des morceaux qu’il collait les uns aux autres dans de vaines tentatives d’harmonie. Tous ces essais s’effondraient à la moindre lecture. Dépité, il allait abandonner lorsqu’il s’avisa qu’il n’avait pas lui-même tenté de faire naître une phrase.

Firmin prit alors une feuille et un stylo, s’éloigna de l’espace en ruine où gisaient en lui les phrases qu’il aimait depuis qu’il savait lire et réfléchit au premier mot. Il vint. Le second ne tarda pas. Puis les autres.

Il n’avait pas écrit un discours mais un poème que personne au mariage n’a semblé comprendre, si ce n’est sa sœur qui essuya discrètement une larme ; elle fut la première à l’applaudir et elle l’applaudit si fiévreusement que l’assemblée découvrit dans sa joie ce qu’elle n’avait pas décelé dans le texte. Voyant cela, Firmin éprouva l’intense émotion de lumière qui existe dans les orages et certains baisers. Les vitraux ruisselaient à nouveau de clarté ; il reprit place dans son panthéon, en prêtre apaisé, en poète.


Chers lecteurs,

Je vous écris cette lettre depuis Reims où je me suis confiné pour écrire deux semaines durant. Soyons honnête, Reims n’est pas une belle ville. Rasée à 86% par les Allemands durant la Seconde Guerre Mondiale, elle n’envoûte pas particulièrement le voyageur. Son charme est simple : il tient tout entier à la cathédrale. J’y suis allé chaque jour, je m’en suis imprégné comme on s’imprègne de l’horizon maritime depuis une falaise où de la perspective d’un sommet sur les versants. Il y a une ivresse à recevoir dans les entrailles de ces édifices, un chemin à suivre. Dans une absidiole se trouve une statue mortuaire de Jeanne d’Arc dont le visage éteint est taillé dans l’ivoire ; elle dort d’un sommeil presque inquiétant. Les vitraux de Chagall et d’Imi Knoebel ne se répondent pas mais chacun nous baigne de sa propre sérénité. Il y a très peu de monde, ce qui simplifie beaucoup la prière (ou la méditation pour les moins croyants).

J’ai fini à Reims la Plage de Scheveningen, de Paul Gadenne. C’est l’histoire d’un couple qui, s’étant séparé aux premiers jours de la 2° GM, se retrouve peu après la Libération. Dans une très littéraire tentative de reconquête, le héros Guillaume emmène Irène à Scheveningen où ils passeront une nuit dans une chambre d’hôtel à explorer le passé, à se poser des questions qui concerneront moins leur couple que la façon dont ils ont survécu à la guerre. Ces réflexions les pousseront à évoquer Hersent, un ami commun connu à l’école et qui devint l’écrivain collaborationniste par excellence. Hersent s’apprête à la condamnation à mort et nos amants se demandent si et comment ils peuvent le juger, le comparent à l’homme qu’ils connurent autrefois, hésitent devant les violences qui mènent à sa mort, à la mort de tout homme ; les violences mêmes qu’Hersent n’a pas cessé d’invoquer par le verbe, qu’Hersent se félicitait de faire vibrer.

Il n’y a plus sur terre, depuis la première goutte de sang, un endroit sec.

Cette dissertation sur le cas Brasillach - car c’est bien de Brasillach qu’on parle - donne lieu à une étonnante plongée dans ce trou que la littérature creuse dans l’esprit des hommes, dans ce trou que le meurtre creuse dans leur cœur aussi : la longue méditation à propos d’Abel et Caïn est une merveille à laquelle je reviendrai souvent. Si les détours que prend la prose de Gadenne sont souvent difficiles, ils ne sont jamais superflus. Il faut que vous lisiez ce livre, que vous vous sentiez comme moi insuffisant face à ce livre. Il faut que survive dans la mémoire de certains d’entre nous la délicatesse de ces pages. Si vous n’en avez pas le courage, cliquez sur cette phrase et écoutez simplement cette vidéo : elle est courte mais géante.


Je voudrais dire avant de vous laisser un mot de François-Loïs. Je l’avais rencontré lors d’un week-end au Croisic, sous la Bretagne, à l’occasion de l’anniversaire d’un ami. Nous avons fait connaissance lors du trajet en voiture ; j’ai d’abord su de lui qu’il ne voulait pas qu’on l’appelle Paco. Découvrant que nous parlions portugais tous deux, une petite compétition vit le jour que nous conclûmes en décrétant qu’il connaissait le brésilien de rue et moi le portugais de salon. Ce compromis lui faisait plaisir et m’allait tout à fait. Tout au long des deux jours que nous passâmes ensemble, il fut d’une compagnie singulière, il fit preuve d’une lumière curieuse : ses sarcasmes répétés faisaient une pauvre diversion - que je ne m’expliquais pas - à son plaisir immense et évident d’être parmi nous, ami entre les amis. Son côté forban a fini par beaucoup me plaire, notamment parce que je devinais qu’il dressait entre le commun des mortels et nous un écran : il fallait gravir ces quelques marches, essuyer sans s’offusquer ces quelques blagues pour prétendre profiter de sa présence. Il avait le regard intelligent des gentils qui savent blesser.

Quelques semaines plus tard, j’ai appris que son premier livre sortait en librairie. Il s’intitule Marésia et commence par ces mots : “Je n’ai pas toujours été un enculé ; j’ai d’abord été un lâche.” Je l’ai acheté parce que je trouvais cette première phrase géniale et ce mec formidable. J’avais prévu de le lire et de lui demander de dédicacer mon exemplaire lors d’un verre en terrasse, sous ce soleil d’été qui donne à Paris des airs de Rio. Je le croisais parfois à la messe, avec sa dégaine d’aventurier et ses sourires en coin : une fois nous étions côte à côte et je l’ai vu sortir un carnet de sa poche, aux pages noires de lignes raturées. Une jalousie m’a pris devant le chemin qu’il avait visiblement déjà parcouru, devant les millions de signes que sa main avait déjà tracés. Je crois que cette jalousie a joué un petit rôle dans la décision de me lancer dans l’écriture de ce livre que je construis.

François-Loïs Gautier est décédé cette semaine. Je n’aurai jamais ma dédicace mais je lirai son livre et je me souviendrai longtemps de la façon dont son regard espiègle me reconnaissait pendant les messes. Cette avance qu’il avait prise, je la comblerai non pas pour le dépasser mais pour lui rendre hommage. Je veux adresser ici mes condoléances à tous ceux qui l’ont connu et aimé.

Repose en paix, mon vieux.

Solal

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