Où je vous raconte l'histoire d'Alex et du vent gras qui le porte.
Je dois m’excuser du temps passé loin d’ici, sans songer à vous parler. Vous dire que tout va bien, que j’ai recommencé à travailler. Je ne me répandrai pas en excuses. A la place, je vous propose ce texte écrit le weekend dernier. C’est l’histoire d’un garçon qui croit pouvoir s’émanciper de la littérature. Peut-être qu’il se trompe.
(Je préviens : c’est pas joyeux, mais ça m’a fait un plaisir dingue d’écrire ça alors je ne résiste pas à la joie de le partager avec vous.)
Une douzaine d'étages séparaient la chambre d'Alex des pavés détrempés où l'on voyait la nuit se refléter les phares des taxis, les gyros des ambulances. C'était l'hiver et le soir, nous étions vendredi. Alex s'était promis de boire beaucoup pour court-circuiter la fatigue de la semaine et sortir, et festoyer, et dormir de l'ignoble infini sommeil des saouls.
Il était chez lui donc, à se préparer à la Fête, lorsqu'il vit sonner son téléphone. C'était Pierre son ami journaliste qui vivait à Bagdad. Cette incursion de l'ailleurs fit la joie d'Alex qui décrocha aussitôt, en s'ouvrant une bière. Les deux amis ne s'embarrassèrent point de formalités et Pierre eut tôt fait de déclarer qu'il avait un poème dans le ventre depuis quelques jours déjà. Ces grossesses faisaient la joie d'Alex depuis des années, elles annonçaient les conversations les plus fertiles et tendres. Celle-ci s'engagea sous le signe du foehn, cet épais vent qui, sirupeux, venait baigner la jeunesse alpestre de Pierre. Le foehn était un souvenir d’enfance pour celui qui vivait loin désormais, et qui disait :
“En Irak les vents se terrent, seul le sable souffle. Nul foehn pour les hommes que les hommes persécutent.”
En se parlant, les amis retrouvèrent le contact des rochers corses et le soleil qui fait bouillonner l'eau coincée dans leurs reliefs. Ainsi lointains du vulgaire quotidien des villes, seuls dans les mots de la nature qui sont déjà la nature même, ils s'enivraient. Alex, jaloux du portrait que son ami brossait de l'Irak et des ravages que l'histoire y avait laissés, voulut voir venir sa propre dévastation, l’appela presque. Pierre parlait lorsqu'Alex fit coulisser la baie vitrée qui donnait sur dehors. L'horizon fuyait vers un vide occidental. Il alluma une cigarette et lut d'un œil les titres de sa bibliothèque. Peu à peu se forma la conviction qu’il vivait, qu’il incarnait une imposture - et l'âcre parfum du tabac devint celui du dégoût qu'Alex eut pour lui-même. Il se saisit d'un dictionnaire ancien des figures de style et exclama, coupant Pierre, qu'il était du devoir d'un écrivain de débarrasser l'époque des fumisteries théoriques commises par des crânes d'œuf qui ne comprennent des livres que le poids, le prix et le nombre de pages. Brandissant sa victime, il la montra à Pierre qui prononça d'une voix sobre la sentence : "Au foehn !"
Le livre vola dans la nuit, puis alla s'abattre au sol. Alex s'étonna un instant de ne pas le voir déployer d'ailes, puis se félicita du calme qui suit la fin des mots en trop. "La peine est appliquée mon cher, notre devoir est accompli !"
- "Notre devoir ? Ne va pas me dire qu'il aura suffi d'une défenestration pour rendre ta bibliothèque à la virginité du Verbe ! Pioche et offre à tes bouquins l'air des cimes qu'ils n'atteindront jamais !"
Ce fut une seconde pluie dans la rue de Patay, chaque fracas joignant un livre au bouquet mort que formait la bibliothèque d'Alex sur le trottoir. Des hourras jaillissaient du téléphone et les amis buvaient à la santé des livres qui restaient.
Jusqu’à ce qu’il jette par-dessus bord le dernier bouquin.
C'était une Bible de Jérusalem, une vieille édition, le blasphème à coup sûr. Alex ne plie que lorsque Pierre fit valoir que les derniers seraient les premiers. Blasphème, ô blasphème. Il se songea à son Coran, se demanda ce qu’il en avait fait puis s'assit face au mur où ne demeuraient des livres que la silhouette de poussière. La clope au bec, il se sentit soudain sobre. Pas un bruit dans la chambre ; la nuit était tombée. Des lueurs bleues venaient gicler d'en bas, d'où gisaient ses livres et des dieux. On frappa à sa porte violemment, un homme qui hurlait d'ouvrir. Le mot "POLICE" jeta Alex dans l'effroi. Pierre ne parlait plus. En vérifiant son téléphone, Alex vit que son ami avait raccroché. Le désarroi l'envahissait mais il restait encore à prendre la mesure du drame et jeter un regard au fond du gouffre. La fenêtre grand ouverte l'appelait, lui jurait que le spectacle valait le coup, lui intimait de se pencher. Il vit les voitures de police autour qui bloquaient la circulation, puis les livres et le bazar de leurs pages. Enfin, il distingua l'étang sombre que faisait sous les livres le sang de la femme qu'il avait tuée. Tout le monde le scrutait au sol. Le policier derrière sa porte tambourinait de mieux en mieux, le cœur d'Alex aussi, à s'en rompre les valves. Son pied se posa de lui-même sur le rebord, inspirant à son âme le reste du geste. Un immense calme se fit alors comme sous l’effet d’un vent des Alpes, réchauffant ce corps que les frissons avaient glacé. Il pensa écrire un mot mais trouva indécent de ne laisser chez lui que ça pour livre. Il sauta seul dans la nuit lui aussi, dans le dernier foehn.
Les corps furent emportés rapidement, le sang lavé à grande eau. Un marché se tint le lendemain matin sur le trottoir où demeurait l’ombre : c’est le boucher qui prit place dessus. Certains bouquins survécurent au double-drame et furent placés dans les boîtes à livres des alentours, maculés de petites taches brunes ; tous portaient le nom d’Alex griffonné quelque part. Le pauvre Alex était mort, mais pas disparu car quelques jours plus tard, un poème qui portait son nom vit le jour à Bagdad…
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Quoiqu’il en soit, je vous embrasse.
Solal