Où un sauna devient le théâtre d'une rencontre d'avant les mots.
Bonjour,
Ce texte et ses motifs me viennent de la lecture d’Ombres Errantes, un livre extraordinaire de Pascal Quignard où j’ai trouvé beaucoup de joie. J’ai essayé de le rendre le plus moite possible, presque poisseux. Pour vous donner une idée de l’ambiance, je vous laisse deux citations :
Devant moi, sur le fleuve, dans l’obscurité, la silhouette enduite de lumière d’un bateau plat, vide, qui semblait vide, allait assez vite, descendait en silence.
Le destin de ceux qui usent du langage n’a pas toujours été l’hypnose.
Voyez donc ce texte à la fois comme un hommage et comme un exercice littéraire. Surtout, dites-moi s’il vous a plu (ou s’il vous a déplu, ça m’intéresse aussi haha) !
Avant de vous laisser, je vous donne un petit conseil musique pour cette lecture, cette après-midi, cet été :
Bonne lecture.
Dans la chambre où le couple dormait encore, le jour ne semblait pas s’être levé. Une bouteille de champagne baignait dans le seau où les glaçons avaient fondu. Dans quelques heures, un avion allait quitter Paris et l’emporter elle loin de lui. Leur sommeil était de plomb, inentamé par le réveil qui avait sonné deux fois ; il était dit qu’ils rateraient la messe. Un rideau très occultant les défendait contre l’aube qui s’était infiltrée dans la rue Boileau, et les moquettes au sol buvaient les bruits du couloir. L’hôtel entier semblait coulé dans la pénombre d’un liquide amniotique.
Les dauphins sont étonnamment des animaux atroces. Ils se violent les uns les autres à tour de bras et tuent les plongeurs en les poussant par le fond. Lorsqu’ils sont assez épais, certains sommeils leur ressemblent. Ils nous tirent vers des profondeurs telles qu’on ne garde pas en mémoire ce qu’on y voit. On n’en a ni le pouvoir ni le droit. Ce sont des zones qui précèdent le souvenir et l’oubli. On pressent qu’il y a là-bas des violences sans mesure qui luttent, dans des apesanteurs préhistoriques. Le sentiment principal qu’on en garde au réveil est l’absence de distance, l’impossibilité radicale de mettre une distance entre ces forces sans mesure et nous. On veut croire qu’on y a survécu, mais quelque chose nous dit qu’on en est issu.
L’homme de la chambre s’est enfin réveillé, d’ailleurs. Dans sa torpeur, il remarque qu’il a la bouche pâteuse et qu’une douleur lui flotte dans la tête. Il songe au champagne bu la veille et grimace. Sa femme n’est plus là. Elle a déjà quitté la chambre, déjà pris son avion peut-être. Il est seul, patraque et nu dans la pièce humide ; elle a dû prendre une longue douche chaude avant de partir.
Il se lève et tangue un peu, va se passer de l’eau sur le visage. Un mot l’accueille sur l’évier : elle lui dit de profiter s’il le peut de la piscine de l’hôtel, car elle n’en a pas eu le temps. Un peignoir en nid d’abeilles l’attend sur le dossier du fauteuil, sa blancheur éclate dans la pièce. Pendant que son café coule, il regarde les draps. Son esprit est vidé, son corps aussi ; il n’a rien à faire aujourd’hui. Il voit devant sa fatigue la perspective d’un puissant repos et s’en trouve heureux. Il enfile son maillot de bain, se pare du peignoir et va pour descendre à la piscine de l’hôtel, oubliant derrière lui le café dont il ne voulait que sentir le parfum.
Dans l’ascenseur, un couple slave le rejoint. La femme est craintive comme si elle venait d’être battue ; son homme a l’air gentil pourtant. Que savons-nous des autres ? Ils le quittent au rez-de-chaussée. “Have a good day. - Thanks, you too!”. Les mots sonnent souvent creux, en anglais surtout. Il parvient au premier sous-sol, dans un couloir obscur. Une porte noire porte un panneau “Piscine Sauna”. Il l’ouvre en la poussant d’un coup d’épaule, comme s’il forçait l’entrée. La pièce est déserte et large, basse de plafond ; elle contient la piscine promise que des loupiotes éclairent joliment. Ayant jeté son peignoir et sa montre sur l’un des nombreux sièges, il plonge aussitôt dans l’eau dormante qu’il trouve chaude. Après deux longueurs, il se redresse ; debout dans l'eau, il repousse ses cheveux vers l’arrière et finit son geste en s’étirant tout à fait les bras, comme dans un lit. Le sauna se trouve dans un coin de la pièce, il est éteint. C’est la première fois de sa vie qu’il envisage d’en faire un. Il replonge et barbote un peu, puis fait la planche et se rend compte qu’un enthousiasme assez vague le baigne à son insu depuis son réveil. Au plafond, un miroir lui rejette l’image d’un homme presque nu que la marée porte et qui sourit. Il ne songe plus à l’avion de sa femme ni au couple de l’ascenseur. Il est seul.
Il est rare que la solitude convienne aux hommes. Le calme nous paraît toujours suspect, le silence est la fenêtre par où nos démons reviennent. Il suffit d’avoir été tabassé une fois, d’avoir souffert d’une parole pour que notre paix rancisse, et alors on a besoin de beaucoup de poésie. Les philosophies d’Asie ont compris qu’il fallait à tout prix réparer ces brisures, mais c’est une tâche aride et sans fin. Se tenir seul dans un endroit de repos est une épreuve de vulnérabilité. On est à la merci de souvenirs, nos cicatrices se rouvrent : libre à nous de les aseptiser ou d’en raviver la brûlure. En général, on y verse les baumes ou les parfums qu’on peut. Les mots disent mal ce qui se passe dans ces moments-là.
Quelques minutes plus tard, alors qu’il s’ennuie presque, il décide de voir le sauna de plus près. La petite pièce est comme une cabane immaculée, le bois blanc des bancs semble neuf et les pierres attendent sur leur poële qu’on les chauffe. Il allume d’un bouton la lumière et le feu. Les indications préconisent deux séances de huit minutes séparées par une douche froide. Il prend place, il se croit dans un film. Lorsqu’il aperçoit un rougeoiement sous le tas de cailloux, il y jette un peu d’eau puisée dans un seau visiblement nordique. Le froissement qu’elle fait en touchant la chaleur libère de la buée. Il voit sur son poitrail des gouttes naître par dizaines et former des rives ; il a de plus en plus de mal à respirer l’air ardent. Le sablier indique cinq minutes lorsqu’il sent par un léger tremblement des murs qu’on a ouvert à nouveau la porte de la piscine.
Un inconnu - un intrus ? - était entré. Cela devint évident lorsqu’il aperçut une silhouette drapée d’une serviette approcher de ses affaires. Il allait intervenir lorsque l’homme se retourna et le vit. Un geste de surprise, puis de compréhension et l’autre alla s’installer plus loin. Huit minutes au sablier, il sortit et vit en allant prendre sa douche que l’homme était déjà dans la piscine. L’eau “glacée” - il avait descendu le robinet au maximum - n’était même pas froide, mais il aimait qu’elle fasse du bruit car depuis l’arrivée de l’autre il entendait le silence. Sans prendre de pause, il retourna dans le sauna pour huit autres minutes, plus éprouvantes encore pour ses bronches. Il vida le seau sur les roches, il se passait la main sur le torse pour précipiter la sueur dans les rigoles que son maillot absorbait. L’autre était blanc et brun, c’est tout ce qu’il savait. Pourquoi s’était-il approché de ses affaires ? Allez savoir. Le sablier touchant aux huit minutes, il sortit, éteignit les lumières et le feu.
L’autre, de dos, sirotait un thé sur le rebord de la piscine. Il ne bougea pas quand notre homme s’immergea à son tour. Ils étaient dans l’eau l’un et l’autre, mais ils n’échangèrent pas le moindre mot, ni le moindre regard. L’un nageait sans oser faire la planche, l’autre restait immobile et coi. Ils avaient peur d’être beaux, et c’était trop tard pour se dire des banalités. Quelque chose les tenait ensemble et les remous provoqués par l’un berçaient l’autre. Ce n’était pas de la tendresse ni de la séduction, c’était un partage en-deçà de ça. Il n’y avait pas de témoin, pas de tiers pour créer l’altérité : dans ce bain, la frontière qui d’habitude délimite nos vies semblait s’être dissoute et l’existence de chacun semblait englobée par celle de l’autre. Le plus curieux était qu’ils ne s’étaient pas même dévisagés, ils restaient deux corps inconnus dans un espace clos et terriblement humide. Ils n’étaient pas à proprement parler des personnes. Ils n’étaient personne, en fait.
C’est l’autre qui sortit le premier. Il prit sa serviette, ne passa pas sous la douche, but un verre d’eau et tira la porte d’un coup sec. Je crois qu’il marmonna un “bonne journée”. Dans la piscine demeurait notre homme, qui n’avait pas esquissé un geste et qui se demandait si l’autre avait fui sa présence. Le bonheur qu’il ressentait s’était évanoui, mais il n’était pas triste pour autant. Mettre le doigt - ou un mot - sur ce qu’il éprouvait lui était impossible. Si : il faisait chaud.
Il se souvint alors qu’il lui restait du champagne dans la chambre, alors il sortit, se rinça, remit sa montre et s’en alla. Dans le couloir il n’y avait toujours personne, dans le lit défait non plus. Trouvant la bouteille dans le seau à champagne plein d’eau tiède, il commanda des glaçons à l’accueil. Quelques minutes plus tard, on toqua à sa porte. Il ouvrit à un jeune groom en livrée marron qui portait un seau à champagne rempli de glaçons. Une drôle d’hésitation le traversa car il croyait reconnaître l’autre d’en bas. Le groom lui donna les glaçons en souriant, demanda s’il pouvait faire autre chose. Il n’y avait rien d’autre à faire. Il s’en alla en lui souhaitant distinctement “Bonne journée”.
En sortant de l’hôtel une heure plus tard, notre homme vit passer une voiture, s’envoler des pigeons. Le soleil brillait dans un ciel parfaitement bleu et une brise presque maritime passait dans la rue. Il lui restait tout l’après-midi pour déambuler à son aise, et il avait dans ses poches assez de billets pour un déjeuner dominical dans la brasserie de son choix. Tous ces bonheurs ne suffisaient pourtant pas à le réjouir tant son esprit était fixé sur la sensation étrange qu’il ne parvenait pas à laver : il se sentait sale et moite, comme si le monde autour de lui flottait encore dans le bain tiède du sous-sol.
Solal