Où mon grand-père disparaît et je cherche en vain sa tombe dans un cimetière occitan.
J’ai écrit cette lettre à la mémoire de mon grand-père Maurice. Tout est vrai sauf mon prénom, j’avais besoin de Benoît pour mieux dire ce qui compte ; le mot Solal m’aurait gêné. J’ai voulu raconter cette histoire car, en la disant à quelqu’un récemment, j’ai pleuré. Des larmes simples et très inattendues. J’avais l’impression d’avoir trébuché sur un petit trésor. Alors le voici.
La vie est morne à Muret.
C’est là que, bien des siècles plus tôt, les Cathares ont perdu par le sabre le droit d’aimer Dieu comme ils l’entendaient. C’est là aussi que le grand-père de Benoît finissait une vie gigantesque. Il avait porté sur ses épaules de Juif marocain la destinée de ses parents et de sa fratrie d’abord, puis celles de sa femme et de ses enfants. Benoît lui-même se sentait juché là-haut, parmi les siens. Dans la famille, on cherchait dans tous les visages les traits de celui de Maurice ; les gens sont parfois des rocs, il était un archipel.
Aux abords de Muret se trouvait donc la vaste maison vide où demeurait le vieil homme avec sa femme. Benoît y était souvent allé en grandissant, il avait couru dans le jardin, sous les branches du pin lourd qui ployaient sous le poids des oiseaux, autour de la piscine dont le pourtour carrelé de terre cuite buvait la pluie. Avec son père il avait joué au tennis sur le court vicieux et fait ses devoirs dans la chambre vieillotte aux meubles de bois peints de noir qui se diapraient invariablement de poussière. Il n’y avait pas de rythme là-bas, il y avait appris que les jours ne passaient pas vraiment, qu’ils tenaient bon comme son grand-père tenait bon face au cancer qui lui dévorait le rachis. Une tumeur grosse comme un pomélos et deux mois de sursis qui duraient depuis dix ans. Le patriarche en fauteuil roulant grimaçait parfois, mais n’avait jamais semblé faible ; une majesté le protégeait. Une majesté qui a vacillé ce soir-là pour la première fois, pour la dernière aussi.
C’était un jour d’hiver. Son père lui avait dit d’aller là-bas car Maurice allait mal, alors il avait pris le train. Il se souvenait de l’arrivée dans la gare déserte car sa grand-mère craignait de laisser son mari seul, elle n’était pas à son arrivée car elle ne voulait surtout pas rater un autre départ. La marche ne fut pas désagréable. Les parfums d’Occitanie trouvent dans le souvenir des pluies la force d’embaumer l’hiver. Maurice allait en effet très mal, il ne quittait plus le lit médicalisé situé dans la plus petite chambre de la grande demeure.
Peut-être qu’il était heureux de voir Benoît - sans doute même -, mais la mort vassalise jusqu’à la joie lorsqu’elle prend ses quartiers quelque part. Dans la chambrette, le voyageur se tenait debout sans but. Autour de lui sa grand-mère s’activait à ramasser les papiers qui traînaient, à faire de l’ordre. Il finit par lui prêter main forte pour ne pas subir trop le silence, c’est alors que Maurice le brisa :
Tu vas arrêter de fouiller partout comme ça ? Tu me gênes. Va-t-en !
C’était tombé sur sa grand-mère d’un coup. Passée la sidération, elle avait quitté la pièce précipitamment, dans un haut-le-cœur de larmes. Benoît n’avait pas bougé d’un iota. Depuis qu’il était arrivé, il se demandait ce qu’il faisait là. Il avait l’impression que rien n’avait besoin de lui ici. Le vent soufflait dehors et il avait froid pour sa grand-mère qui devait pleurer quelque part. Il n’était pas en présence que de son grand-père, quelque chose d’autre se tenait sur ce lit. Pour la première fois, il voyait le patriarche plier devant la douleur, et il ne pouvait rien faire pour l’aider.
Tu comprends, je ne veux pas qu’elle me voie dans cet état. Regarde-moi, regarde comme je suis. Je ne veux pas qu’elle assiste à ça.
Benoît le regardait et il était d’accord. L’horreur voulût qu’il fut d’accord. Son grand-père lui adressait pour la première fois la parole comme à autre chose qu’un petit-fils : il lui parlait comme un homme parle à un autre homme dans les films de guerre. Il lui montrait sa plaie et voulait qu’il comprît sa brutalité. Benoît voulut faire valoir la peine de sa grand-mère, mais il vit le regard du vieil homme. Ses yeux n’avaient jamais brillé d’un si juvénile éclat. Dardés de bleu, ils étaient ceux de l’enfant qu’un père va frapper. Il y a quelque chose d’intolérable dans certaines paniques, une secousse qui fait tout vaciller. Sans le savoir, Benoît accueillait à ce moment une image qui n’allait jamais le quitter.
Maurice décéda quelques semaines plus tard. De retour à Montréal, Benoît avait accepté son trépas sans y croire tout à fait ; il n’avait pas assisté à l’inhumation et tenait de ceux qui y étaient qu’elle avait été digne. Que c’était fait. Il avait acquiescé, mais un doute idiot subsistait : il ne serait convaincu qu’après avoir vu le nom de Maurice sur une pierre tombale.
L’occasion se présenta un jour de printemps, des années plus tard. Il avait quitté la vaste maison sans prévenir quiconque : il comptait tomber sur son grand-père à l’improviste et quelque chose lui disait qu’en parler à quelqu’un aurait empêché ça. Il voulait le trouver, non qu’on le mène à lui, question de principe. Il aborda le cimetière après une balade molle sous un soleil quelconque. A côté, la gare SNCF attendait un train dans un ennui total ; le paysage n’était pas remarquable. Il devait être dix-huit heures et Benoît se lança dans une recherche désordonnée, suivant son instinct çà et là. Le cimetière se partageait en deux carrés. Le premier contenait les tombeaux les plus anciens et donnait une impression d’aléatoire qui est celle des villages médiévaux qui sont restés par miracle intacts : les pierres, plus grises, semblaient précieuses d’être vieilles et les fleurs s’épanouissaient comme d’elles-mêmes. Issu d’une extension toute récente, le second proposait des allées claires et des sépultures égalisées aux tons clairs et modernes : on aurait dit - à tort sans doute - que les tombes y étaient moins pleines. Les croix aussi avaient connu cette érosion : les récentes étaient tracées dans le marbre blanc tandis que les vieilles étaient brandies comme autant de gloires moussues.
Au bout d’une demi-heure, Benoît dût se rendre à l’évidence : il tournait en rond, son instinct ne lui était d’aucune aide. Il décida d’opter pour une recherche plus méthodique et divisa le cimetière en rectangles à inspecter. Cette deuxième passe dura près de deux heures et ne produisit pas de meilleur résultat. La découverte - qu’il pensait immédiate - de la tombe lui échappait, son aïeul demeurait donc tout vivant comme un cri. A mesure qu’il avait lu et relu les noms des morts, une nausée s’était emparée de Benoît et la nuit était tombée. Que faire dans un cimetière que les ténèbres gagnent, lorsqu’on est seul ? Il aurait fallu partir, mais Benoît ne voulait pas entendre parler de départ. Son grand-père reposait là, quelque part, et s’en aller sans trouver son nom lui donnait l’impression de l’abandonner une seconde fois. Il continua d’errer par les allées, déchiffrant de plus en plus mal les plaques qu’il ne faisait que relire de toute façon. Certaines épitaphes prenaient de drôles de sens, se mettaient presque à lui présager des choses, et il se sentit tout à fait mal lorsqu’une odeur d’immortelles le surprit au détour d’un alignement. Ce rappel aux sens lui fit prendre conscience que sous ses milliers de pas avaient dormi quelques centaines de corps. Sa présence lui parut alors inconvenante et il soupesa soudain le silence qui pesait sur lui. La peur de voir se redresser un mort le fit déguerpir. Il retraversa de nuit le village sans charme. De retour à la maison où l’attendaient le dîner et sa grand-mère, il prétendit s’être promené et insista pour prendre une douche rapide. Passant devant la chambrette, il se souvint des mots de son grand-père : “Je ne veux pas qu’on me voie comme ça.”
Benoît se rendit compte que même la dernière détresse dans laquelle il avait connu son grand-père était celle d’un roi. Il fut heureux de n’avoir pas croisé le nom de Maurice dans le petit cimetière, heureux de douter toujours de la mort de l’archipel. Peut-être qu’on ne doit pas mourir, peut-être qu’on peut juste s’effacer. Dans la salle à manger, sa grand-mère lui servit un potage de légumes dans lequel il versa de la crème fraîche ; un portrait de Maurice les regardait avec un grand sourire.
Solal