Où je parle d'un garçon qui aime une fille de loin, de la chance que j'ai d'avoir des amis pareils et de ce que la littérature sait faire avec des poteaux télécom.
Il est arrivé en avance, la salle de classe est encore déserte. Dans l'armoire dorment les jeux de go, les plateaux de cuir souples comme plastifiés et les pierres noires et blanches que les enfants de la séance précédente ont rangées dans un tupperware esquinté, sans prendre la peine de les trier. C'est midi passé, nous sommes jeudi : la professeure de latin vieillissante devrait être là déjà, aurait dû l'accueillir et lui offrir un mi·cho·ko. Au lieu de quoi il est entré et se tient indécis, debout dans la salle vide. Personne n'est là mais il est timide quand même ; il s'en veut d'ailleurs. Agir : il va pour ouvrir l’armoire mais le soleil qui tombe des hautes fenêtres l'appelle, le chahut qui monte de la cour où les nombreux non-joueurs de go jouent lui parle. Il écoute, s'approche. La vitre embuée donne d'abord sur le platane tordu qui refait ses feuilles, mais très vite il distingue dessous les ballons, les parkas qui glissent des épaules, les cris. Puis il découvre, juché sur son mirador incognito, les grimaces d'Armel son ami. Plus loin les SEGPA qui zonent, tout adultes et craintifs qu'ils sont parmi les hordes de mioches blancs qui savent écrire et faire des calculs. Puis Laure survient. Il reconnaît d'abord l'écharpe de sa copine rousse orange et ses façons un peu brusques, ses gestes secs ; Laure se tient juste à côté, elle s’amuse, elle est d’une beauté sans nom. Il n'en revient pas : de sa cachette il peut la contempler à loisir pour la toute première fois. Il se rencogne un peu et se livre à son espionnage complètement. Des garçons qui se chassent en criant lui tournent autour, elle rit à tout, balance deux cordes à sauter en cadence, resserre son écharpe et se mouche par moments. Il perd la notion du temps, la scrute, ne cligne pas des yeux pour ne pas la perdre de vue. Au bout d'un moment, il se demande pourquoi elle ne lève pas les yeux pour lui rendre son regard. Dès lors, il se prend à craindre cette hypothèse plus que tout au monde. Il rougit, blêmit, se force à regarder ailleurs, vers Armel ou le pion, puis revient presque aussitôt à Laure mais de biais, honteux. Il avait lu quelque part que le sublime - dans les Anti-Modernes de Compagnon peut-être - c'était le beau quand il faisait peur. Laure avait sans le savoir pris place à jamais dans le panthéon d'un jeune garçon tremblotant, en surplomb d'une plaque où est marqué "Laure ou le Sublime". Du bruit se fit alors dans le dos de l'espion. Une professeure aux cheveux secs et gris, couleur de poussière, lui tendait un bonbon et lui demandait de sortir les jeux. Il accepte, sourit vaguement, part ouvrir l'armoire ; il regrettera toute sa vie que Laure ne l'ait pas surpris et ne saura jamais jouer au go.
Comment vont mes lecteurs ?
Désolé de vous avoir si longtemps délaissés, j’avais un monticule de doutes à abattre. Je vous disais dans la dernière lettre que je comptais demander de l’aide : c’est chose faite. J’ai pu échanger avec un oncle romancier, le Fils de Dieu, une professeure de français qui m’est chère, un ami féru d’histoires et une scénariste primée. Paris est extraordinaire pour ça : vous croisez chaque jour des dizaines d’artistes formidables, des fontaines de créativité se promènent dans les rues. Il suffit de tendre le bras, d’adresser la parole, de sourire pleinement et vous voilà acoquinés avec certains des esprits les plus trépidants de France et de Navarre. Plus je pense à mes proches, plus la gratitude me gagne : c’est une véritable joie que d’être si bien entouré.
De ces quelques discussions, je retiens beaucoup de choses mais l’une d’elles m’a touché plus que les autres : je me suis mis à réfléchir de front aux raisons qui me poussent à écrire. C’est une réflexion très intime, une introspection délicate. D’où vient ce besoin de tant me servir des mots ? En discutant, je me suis rendu compte que les histoires elles-mêmes ne m’intéressaient pas tant que ça. Bien raconter une histoire me semble un art différent de celui de la littérature : il lui appartient mais il appartient aussi au cinéma, à la télévision, à la politique, etc…
Non, ce qui me bouleverse dans la littérature et me donne envie d’écrire, c’est ce vertige proustien qui permet à l’auteur de désobéir à l’espace-temps et faire jaillir des choses une essence qui relie les hommes.
Je propose en exemple la façon qu’ont les câbles de rebondir entre chaque poteau télécom lors des trajets en train ou en voiture : qui n’a pas rêvassé devant ce mouvement souple d’élastique ? Celui qui a posé sur les poteaux les câbles noirs et pesants n’imaginait pas qu’il plongeait alors des générations de voyageurs futurs dans un demi-sommeil magnifique. J’irai même jusqu’à dire que cette rêverie-là nous réunit bien plus intensément que la myriade d’appels et de messages que ces câbles ont permis, parce que nous la partageons avec ceux qui sont morts déjà et ceux qui sont encore à naître.
Je considère donc que la littérature commence lorsque, ayant réuni les lecteurs devant ce spectacle universel, l’auteur met des mots sur le bonheur qu’il procure, sur la douceur des songes qu’il fait naître.
La littérature que j’aime ne se satisfait pas d’invoquer des images, elle les explore. Ses personnages sont des cobayes qui vivent leur vie de papier dans le seul but d’agrandir la vie de chair des lecteurs.
Dans le petit texte en préambule, j’essaie de partir de la fascination d’un jeune homme que j’ai été pour illustrer le choc des premiers émois, la trace qu’ils laissent dans un esprit. Ce n’est pas grand chose, mais c’est tout ce qui compte ; c’est à la fois ce qui m’appartient le plus et ce qui me distingue le moins du reste des hommes.
Avant de vous laisser, je voulais beaucoup remercier ceux d’entre vous qui me parlent de ces lettres car les échanges qu’elles font naître me réjouissent terriblement. Je les écris pour vous dire ce que j’ai sur le cœur, dans la tête et sous la pédale alors j’espère que nous continuerons longtemps à en parler.
A ceux qui n’osent pas, je vous exhorte à le faire (en général ça se passe bien).
Bises !
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