Où je vais chercher ma montre chez le réparateur et je m'en veux de ne pas savoir relire mes textes.
J’ai fait réparer ma montre récemment. Elle donnait des signes de faiblesse, accusait des retards importants, elle déraillait un peu ; c’est lorsque la couronne m’est restée dans la main au cours d’un remontage que je me suis décidé à agir.
C’est une jolie petite montre suisse dont je chéris la simplicité. Tracés d’or, des chiffres romains marquent ses points cardinaux et les aiguilles un peu ventrues présentent chacune un galbe qui assouplit l’impression d’ensemble.
Je l’ai laissée à réparer dans une boutique exiguë rue de la Paix, où l’on entre en pressant un bouton qui alerte un quinquagénaire voûté. Il vient alors vous ouvrir sans hâte, en s’aidant d’une clef pendue à sa ceinture, qu’il détache et rattache avec une application agaçante. Il vous dévisage et décide assez vite si vous êtes digne de confiance : si vous passez le test, il devient alors serviable au possible et vous invite à vous asseoir. Dieu sait ce qui se passe si vous échouez au test.
Il est deux types d’endroits au monde, ceux qu’on a peur de quitter et ceux où l’on a peur de rester. Sa boutique ultra-sécurisée - chaque surface y semble pourvue d’une serrure - fait partie du troisième ; truffée de pièces d’horlogerie de la plus haute valeur, il s’en dégage paradoxalement un sentiment d’indigence.
(J’espère que ce cher horloger ne me lira pas et, s’il me lit, qu’il comprendra que je ne le méprise pas. Grâce à lui ma montre va bien et c’est ce qui importe, mais je crois qu’il y a quelque chose à fouiller dans cette rencontre.)
Après m’avoir assis, il s’est assis à son tour et j’ai pu l’observer dans son milieu. Il y avait sur son bureau en bois reconstitué un vieil ordinateur Dell gris branché à son épais câble d’alimentation gris lui aussi, une loupe d’horloger dépliée et un café bu dans une tasse en papier soi-disant recyclé. Le tout traînait en vrac derrière quelques dépliants debout qui faisaient office de paravents. “Voilà son royaume” me suis-je dit, tandis que dans la paroi derrière moi - son horizon lorsqu’il levait les yeux - se trouvait pour une centaine de milliers d’euros de marchandise. Un pactole qui le narguait et qui n’était qu’à un coup de clef-ceinture de lui. Des scénarios de casse à l’américaine s’échafaudaient en moi pendant qu’il s’affairait à retrouver mon dossier ; tous échouaient lamentablement. Braquer une horlogerie demande une imagination dont je suis bien incapable. C’est donc avec soulagement que je le vis donc se lever pour chercher ma montre.
Stop. Vous voyez ce petit texte ? Et bien depuis que je l’ai écrit, je le regarde de loin, je vois son bloc noir se détacher sur la fenêtre Word et il m’ennuie beaucoup. Il me reste dans le nez comme un éternuement avorté. Je le trouve fade, sans souffle, maladroit.
Je me répète souvent que ce n’est pas grave d’écrire des textes un peu en-deçà du niveau que je veux proposer. Ne serait-ce que parce que c’est le signe d’une exigence, ça prouve que je ne me satisfais pas de tout. Quelque chose me gêne cependant : des textes médiocres, j’en ai écrit plusieurs depuis deux mois mais je n’ai pas l’impression d’en tirer de leçon. Mon rapport aux textes que je produis est trop immature, je les juge sans les analyser. Soit je les aime, soit je les rejette : dans tous les cas, je me dépêche de leur donner une valeur, puis je les oublie.
C’est une erreur de ma part : en faisant ainsi je me condamne à stagner. Il me semble qu’un écrivain se réalise en se réécrivant, en affinant son texte encore et encore. Pour ce faire, il faut avoir à la fois l’instinct pour résoudre les problèmes de faible envergure (choix des mots, structure des phrases) et le métier pour les problèmes d’équilibre global, de rythme et de direction du texte. Je découvre maintenant que ce métier me manque cruellement.
Déjà à l’époque du collège et du lycée, j’étais passable en français. Lire me plaisait mais je ne comprenais pas qu’on me demande d’expliquer des textes. C’était comme raconter une église, ou mimer une chanson : je n’y voyais pas vraiment d’intérêt. Au fond de moi, une appréciation se formait au cours de la lecture qui ne se concrétisait pas en mots mais en élans, en ennuis, en petits mouvements d’âme disparates. A ce titre, je déteste par-dessus tout les textes qui me laissent immobile.
La littérature a ça de curieux qu’elle est jugée par le moyen même de sa production. Je constate que la critique littéraire est indissociable du geste littéraire qu’elle qualifie, elle utilise le texte pour expliquer le texte et en ça, elle est foncièrement et drôlatiquement malhonnête. Il faut imaginer un critique d’art rendre compte d’une exposition avec un tableau, ou un critique de musique classique sortir un morceau pour partager son avis sur chaque nouveau concerto. Ça prête au ridicule.
Tout ça pour vous dire que j’ai commencé à chercher de l’aide extérieure pour construire ce satané bouquin. Je vous dirai ce qu’il en ressort au prochain épisode.
Bisou !
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