Déjà la brume ?

Où je parle de coup de mou, de la Liasse, de Pessoa et de bateaux.

Galère heureuse.
3 min ⋅ 22/10/2023

Comment ça va, vous ?

De mon côté, le premier coup de mou est arrivé. Rien de grave, rien qui puisse compromettre l’aventure ; disons simplement que les rivières d’enthousiasme qui présidaient à mes tonitruants débuts se sont un peu taries. Une brume passe dans ma vie : le froid s’est installé sur ma ville, mon anniversaire est derrière moi, la guerre fait rage au Moyen-Orient, Dominique Bernard égorgé a rejoint Samuel Paty décapité. Je ne commenterai rien - je n’ai rien de beau à en dire, et dire autre chose que le beau me blesse - mais tout ça pèse beaucoup.

Dans ce tumulte, j’essaie de mener ma barque et je suis heureux de pouvoir vous dire que j’ai assidument continué d’écrire depuis la Première, à raison d’une page ou deux par jour. J’ai avancé, j’ai nourri une petite pile de feuilles tapuscrites que j’appelle la Liasse et que je montrerai à des professionnels de l’édition lorsqu’elle sera assez fournie.

Voir la Liasse s’épaissir est un plaisir gigantesque, un plaisir primordial, semblable à celui du promeneur qui progresse dans la forêt et que chaque pas rapproche de chez lui, de la future mère qui voit son ventre s’arrondir. Semblable au soulagement du galérien lorsque sa rame a accompli sa poussée et qu’il peut se reposer un instant, confiant son navire aux flots.

Tant que la Liasse grossira, je serai sûr de ne pas me perdre.

Parlons peu, parlons Pessoa

En parlant de bateau, je voulais vous faire part d’une phrase de Fernando Pessoa, parce que … pourquoi pas ?

Pas plus tard qu’hier, j’ai ouvert le livre de l’intranquillité au hasard - ceux qui l’ouvrent autrement se trompent - et j’y ai trouvé la phrase suivante :

Um barco parece ser um objeto cujo fim é navegar; mas o seu fim não é navegar senão chegar a um porto.

Un bateau semble être un objet dont le but est de naviguer ; toutefois son but n’est pas de naviguer, mais d’atteindre un port.

Joli non ? Normal, c’est du Pessoa. Si je vous parle de cette phrase, c’est parce qu’elle illustre parfaitement un grand débat qui m’occupe en ce moment, et qui vise à identifier le plaisir réel que me procure l’écriture. J’écris pour de multiples raisons, et depuis longtemps, mais quelque chose a récemment provoqué en moi la nécessité de ne faire plus qu’écrire, de me vouer à ça pour un temps au moins. Reprenons le bateau de Pessoa et filons la métaphore pour saisir ce quelque chose.

Je vois dans la phrase de Pessoa quatre éléments : la navigation, le port, le bateau et son propriétaire.

D’abord l’évidence : le bateau représente la langue. Française, dans notre cas. Nous disposons tous au minimum d’un bateau ; les polyglottes en ont davantage mais un seul suffit amplement.

Ensuite, je voudrais faire du port la vie en société. Toute parole ayant pour but d’être entendue, si un message parvient à son destinataire, la langue accomplit sa mission : elle est utile car elle vous atteint.

Autrement dit, le bateau atteint son but lorsqu’il atteint le port où vous vous trouvez.

La plupart des routes maritimes de la langue sont tracées, intensément fréquentées, balisées. Il n’y a que peu de naufrages à la boulangerie, au travail ou entre amis : votre langue dans ces endroits ne défaille jamais. Les bateaux de chacun prennent la mer tous les jours, mais ils ne quittent pas longtemps la rive et ne perdent jamais le port de vue.

Je définirai la navigation comme le voyage au large d’un bateau seul ; elle commence quand le port disparaît à l’horizon. La navigation, c’est pleinement la littérature. C’est prendre un bateau - cet outil qui sert à atteindre un port - et l’envoyer loin de tout, le dévoyer le plus possible. Oublier un instant tous les ports du monde, tous les lecteurs du monde, tous les amis, toutes les amantes, toute la famille du monde et dormir sous les étoiles, bercé par la houle de la langue.

L’écrivain est comme tout le monde, il veut finir par atteindre un port ; cependant, ce n’est pas son but. Son but c’est le détour le plus vaste, les étoiles les plus lumineuses, l’or le plus maudit.

Si la langue est un bateau l’écrivain est un corsaire.

...

Galère heureuse.

Par Solal Maman

Je viens du Périgord et du Maroc, j’adore le foie gras, j’aime écrire et lézarder en terrasse à Paris.

Un livre va me venir bientôt. En attendant, je vous propose de découvrir ma plume avec ces textes mensuels.

Bacio !